Fatigue et incertitude – Georges Vigarello

Interview de Georges Vigarello, dans le cadre de la Nuit des idées 2021, sur le thème « Proches ». La Nuit des idées 2021 portée au plan international par l’Institut français, est soutenue au niveau régional par la région Nouvelle-Aquitaine.

Fatigue et incertitude

Georges Vigarello a écrit Histoire de la fatigue, du Moyen Âge à nos jours, paru en septembre 2020. Il nous livre dans cet entretien réalisé par le sociologue Alfredo Pena-Vega sa vision de la fatigue engendrée par la crise sanitaire. Selon l’historien, « la fatigue révèle son époque ».

« Aujourd’hui, le mot fatigue renvoie à une signification polysémique, ce n’est plus seulement le fait de se dépenser, comme la tradition l’a montré.

La fatigue traditionnelle est liée à des efforts, à des investissements physiques, à des dépenses en quelque sorte. La tradition est centrée sur la fatigue ouvrière, la fatigue de l’aventurier, de l’explorateur, de l’entrepreneur, c’est profondément lié à de la dépense, or aujourd’hui ce qui renvoie à de la dépense est lié à l’impossible, au fait d’être confronté à une frontière, d’être condamné à de l’immobilité à du non-mouvement, et ça c’est très difficile à comprendre car c’est contre-intuitif.

Notre intention à l’égard de ce que nous éprouvons grandit avec le temps ; c’est lié à l’individualisme, c’est lié à l’autonomie… On se retourne sur soi pour essayer d’évaluer ce que l’on éprouve. C’est vrai que dans les périodes récentes c’était beaucoup plus présent qu’auparavant, la représentation de soi, l’intimité, la sphère individuelle, l’alarme, les inquiétudes. Effectivement dans la période présente, la situation s’est fortement aiguisée. Elle est de l’ordre de l’insatisfaction, de la difficulté, du mal-être.

Ce mal-être est dû à plusieurs raisons. Premièrement, l’inquiétude du risque, celui que l’on court d’être atteint avec le côté de plus en plus insupportable de l’atteinte parce que l’on sait bien que le covid peut entraîner hospitalisation, intubation, etc.

Deuxièmement, la réponse au virus a été le confinement, un confinement qui continue d’exister sous des formes différentes et qui paralyse à la fois l’espace et le temps. On n’arrive plus à vivre notre quotidien avec la même liberté qu’auparavant, les obstacles se multiplient, on ne peut pas se déplacer où l’on veut, on ne peut pas prévoir ce que l’on veut, on ne sait pas quand est-ce que les choses vont s’arranger… ça crée du mal-être. Or ce mal-être entraîne une perception d’insuffisance, d’incapacité, d’impuissance, de nuisance psychologique qui finalement renvoie, c’est très curieux mais c’est fondamental, à un sentiment de fatigue. C’est très original, et je trouve que ça caractérise notre période. »

2020, année éprouvante

« C’est précisément l’accentuation de l’incertitude sur le quotidien, liée à la difficulté à maîtriser l’espace et le temps, la difficulté à maîtriser au fond tout ce qui est de l’ordre du relationnel. Je ne peux plus avoir de contact avec les gens proches, je ne peux plus avoir une sorte d’intimité avec certains, je suis obligé d’avoir une distance. Tout cela crée de l’inconfort et cet inconfort prend une dimension psychologique absolument centrale. Cela engendre de l’impuissance, de la nuisance intérieure en quelque sorte, de la brume intérieure qui se traduit par un sentiment de fatigue.

Et qu’est-ce que l’on imagine dans un avenir proche ? C’est évidemment très difficile, on ne sait pas précisément quand on va en sortir, donc le mot fatigue devient beaucoup plus pertinent qu’on ne l’imagine.

L’orchestration du quotidien est bouleversée parce que le quotidien est fait de disponibilité du temps, de l’espace et du contact. Or ces trois volets nous sont enlevés, ils sont percutés, ce qui entraîne de la carburation inutile, quelque chose de l’ordre de la fausse dépense. Je renvoie à l’idée de dépense mais c’est une dépense vue tout à fait sous un autre angle. »

La fatigue propre à son époque

« Cette fatigue qui semble au fond nous accompagner en permanence, qui a les mêmes repères, les mêmes insuffisances, les mêmes sensibilités, change radicalement avec le temps.

La fatigue étudiée de façon très aiguë au Moyen Âge révèle ce qui y est important : les guerriers qui défendent la cité. Ce sont également les dirigeants, les clercs, qui nous protègent aussi, les voyageurs. Or les choses changent lorsqu’on passe au XVIIe siècle, les guerriers sont toujours là mais ce sont les administrateurs qui deviennent importants, l’univers commence à se gérer avec les intendants que Louis XIV envoie aux quatre coins de la France, et puis les gens de la cour sont aussi très importants, la fatigue de la cour est très présente, les clercs un peu moins.

Au XVIIIe siècle, on commence à prendre en compte les travailleurs, qui souffrent. À cette époque aussi, on commence à prendre une distance par rapport à la religion, on s’autonomise davantage, on peut se lancer des défis, on est plus sûr de soi, les voyages, la montagne, la mer, les grandes explorations…

Au début du XIXe siècle, ce qui est important c’est la nation. Ce qui contribue à la manière dont la nation peut s’affirmer, s’autonomiser, grandir devient important. D’où les travailleurs qui portent leur contribution au prestige de la nation, on va les prendre en compte.

De même, nous continuons évidemment dans la société industrielle : impossible d’ignorer la fatigue du travailleur, il faut la prendre en compte, il faut l’exploiter, etc. Et aujourd’hui, l’individualisme est poussé à l’extrême, les individus s’interrogent sur eux-mêmes, beaucoup plus qu’auparavant, donc c’est une fatigue psychologique qui commence. »

Fatigués par nos contradictions

« Aujourd’hui la question de la fatigue pose avec le plus d’acuité possible ce qui au fond caractérise notre société : le fait que les individus se prennent davantage en compte, sont de plus en plus attentifs à ce qu’ils éprouvent. D’où leur attention à ce qui menace leur autonomie, l’importance donnée au harcèlement par exemple. […] On est épuisés par les choix possibles […] Cette fatigue nous révèle parfaitement les atteintes, les dominations. Je caractériserais la société d’aujourd’hui par une terrible contradiction : d’un côté l’importance radicale donnée à la perception de l’autonomie et de sa propre ascendance, ’’Parce que je le vaux bien !’’, dit la publicité.

C’est un vrai problème parce que les individus souffrent de harcèlement, de l’obligation, de la contrainte, de la limite, limite incontournable mais provocatrice de souffrance.

Et d’un autre côté on ne peut pas échapper à la domination de l’un ou de l’autre : situation de travail, le fait d’être obligé, etc., et ça entraîne un conflit qui entraîne de la fatigue, fatigue, totalement nouvelle. »

Georges Vigarello, Histoire de la fatigue, du Moyen Âge à nos jours, Seuil, 2020

Photo : Portrait de Georges Vigarello

 

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