Conférence de Peter Szendy, maître de conférences, université Paris X-Nanterre, conseiller à la cité de la musique, Paris.
« Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin, dans nos demeures, répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe ». Ces mots de Paul Valéry (« La conquête de l’ubiquité », dans Pièces sur l’art) semblent décrire d’avance la vertigineuse circulation des images aujourd’hui, ce tourbillon d’images qui inscrit nos yeux dans l’économie d’un vaste marché iconique, qui fait de nos regards le théâtre de ce qu’on peut appeler une iconomie de masse. Citant ces mots de Valéry dans la dernière version de son célèbre essai sur « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Walter Benjamin avait entrepris de montrer – si on sait le lire – que notre vision est dès lors gouvernée par la dette. Déchiffrant et prolongeant ses intuitions fulgurantes, on tentera d’indiquer non seulement la généalogie de ce regard endetté qui est devenu le nôtre, mais aussi l’archéologie matérielle des dispositifs qui l’ont innervé, comme dit Benjamin : depuis les ascenseurs ou les escalators jusqu’à l’exploitation actuelle des techniques d’oculométrie (eye tracking), nos yeux ont incorporé l’infrastructure qui les voue à l’iconomie capitaliste.