Il s’agit finalement de redonner une dimension politique à l’action culturelle

Homme de théâtre puis directeur des affaires culturelles de la ville de Bagnolet, Alain Berestetsky a dirigé jusqu’en 2008 la Fondation 93, une association loi 1901 qu’il a créée en 1982 pour participer au développement de la culture scientifique et technique1. Il contribue à la préparation du colloque Humanités classiques et esthétiques contemporaines : rupture ou héritage ? organisé par l’EMF et qui se déroulera à la médiathèque de Poitiers le 12 novembre prochain. Au cours de cet entretien, nous revenons avec lui sur les origines de la séparation entre les mondes de la création novembre. artistique et de l’éducation populaire pour tenter ensuite de redéfinir les formes que l’action culturelle pourrait prendre aujourd’hui.

Propos recueillis par Sylvie Malsan

Recherche sociale : Au cours d’une rencontre organisée par Profession banlieue2, vous avez évoqué le comité du PCF en 1966 sur la question des idéologies et de la culture qui, tout en reconnaissant la liberté artistique, a conforté une scission entre le mouvement social et les artistes. Est-ce que vous pouvez préciser ?

Alain Berestetsky : Il faut revenir un peu en arrière. Dans les années 1950, le PCF, comme le reste de la société, vit une vraie crise de modernité. Il est resté très inféodé à l’URSS, mais de plus en plus de militants issus du monde intellectuel, qui s’étaient rassemblés autour du Parti après-guerre, contestent ses positions radicales. Il continue à apparaître pour beaucoup comme totalitaire. Il convient de modifier en profondeur cette image.

C’est la tâche que se donne son comité central d’Argenteuil du 13 mars 1966. Il a pour objet de traiter des « problèmes idéologiques et culturels ». Au-delà d’une série de questions d’influence interne entre notamment Aragon, Althusser, Garaudy… Ce comité central permettra d’adopter une résolution affirmant le principe de l’indépendance des artistes vis-à-vis du mouvement social et politique. Désormais, les créateurs ne seront plus inféodés à une culture ouvrière de référence. Cette ouverture du PCF signifie pour les intellectuels et les artistes qu’ils peuvent enfin lui faire confiance, qu’ils peuvent y rester ou y entrer sans risque de se faire absorber ou exclure. Les maires des villes de la banlieue parisienne seront les plus dynamiques à défendre et animer les idées de ce comité central. Ils ouvriront leurs portes aux créateurs, notamment à Saint-Denis, Malakoff, Aubervilliers, Nanterre…

Dans le même temps, de nombreuses collectivités territoriales entrent dans un mouvement de défense de la culture, pour le coup dédouané d’une image partisane. Certains élus se rassemblent autour de la revendication d’« un maire adjoint à la culture dans chaque ville de plus de 10 000 habitants » ainsi que du fameux « un pour cent » du budget de l’Etat pour la culture3. La culture trouve enfin des interlocuteurs de terrain pour une véritable décentralisation.

RS : Ce mouvement va donc dans le sens du projet de Malraux ?

AB : L’émergence de la culture comme domaine séparé est déjà en place depuis la création en 1959 du ministère des affaires culturelles dirigé par André Malraux. Le projet d’origine, soutenu par le premier directeur des Arts et des Lettres, et ami de Malraux : Gaëtan Picon, prennait en compte les forces de l’éducation populaire. Mais les revendications de la Jeunesse et des Sports, en séparant les associations du champs culturel, vont creuser l’écart entre éducation populaire et monde artistique. Les artistes revendiquent des territoires d’intervention bien à eux. De leur côté, les associations d’éducation populaire, plus aussi innovantes par rapport à l’Education nationale dont les méthodes ont évolué, s’investissent dans le socioculturel de loisir. Pour avoir travaillé comme homme de théâtre à Malakoff, ville de Léo Figuères4, un des participants majeurs du Comité central du PC, je peux attester, qu’à l’époque, la troupe de théâtre dont je fais partie est en guerre contre nombre d’associations d’éducation populaire qui affirment que ce que l’on fait est trop élitiste pour le peuple.

En fait, si les uns et les autres visent un même objectif d’émancipation populaire par la culture, chacun finit par se laisser enfermer dans ses propres truismes. Les artistes affirment que l’art est transformateur par essence alors que, pour les associations d’éducation populaire, c’est la pratique qui conduit nécessairement à une ouverture d’esprit. L’art radicalise son propos et les associations, en essayant de répondre à une demande croissante d’animation et d’accompagnement social de la crise, deviennent souvent de simples prestataires et perdent de vue leur objectif de transformation sociale. Pour les deux parties, au bout du compte, s’il y a professionnalisation, il y a perte de sens.

RS : Oui, mais est-ce que le nouveau gouvernement socialiste, dans les années 1980, n’a pas donné à la culture la place qui était attendue ?

AB : L’arrivée de la gauche au pouvoir a au contraire augmenté ce clivage. Les artistes revendiquent, et obtiennent sans mal de Jack Lang, leur propre ministre, un ministère qui, s’il reste de la culture, devient de fait des arts et du patrimoine. L’éducation populaire s’éloigne un peu plus de l’exigence culturelle et ne s’en sort pas trop mal pendant un temps. Elle trouve auprès des collectivités un soutien financier rendu possible par les lois de la décentralisation fiscale. Le problème, c’est que parallèlement la culture est en train d’être conquise par l’industrie culturelle. Car le secteur concurrentiel a compris que la culture pouvait être un secteur rentable à part entière. Il en fait l’un de ses marchés préférentiel en produisant des moyens de divertissement de masse s’appuyant sur les grands médias irradiants. Du coup, si dans les années 1960 il était encore possible de convaincre les gens de sortir de chez eux, vingt ans plus tard, la plupart des foyers sont équipés de téléviseurs et voient de moins en moins l’utilité « d’aller à la culture ». De ce mouvement naît peu à peu une crise aussi bien pour le secteur artistique que pour celui de l’éducation populaire et il devient aujourd’hui urgent que les deux partenaires de jadis remettent l’ouvrage sur le métier et réfléchissent ensemble à des solutions qui ne peuvent être que collaboratives.

RS : Vous n’êtes pas le seul aujourd’hui à prôner le rapprochement de ces deux « pôles ». Mais pensez-vous que cela soit suffisant pour résoudre cette « perte de la dimension culturelle de l’être humain » que vous diagnostiquez chez l’Homme occidental, et par contamination de ses modes de vie chez tous les autres ?

AB : Il est vrai que l’Être Humain peine aujourd’hui à « faire culture » de ses découvertes et de ses modes de vie. « Faire culture », qui n’est pas pour moi le propre de l’Homme, consiste à rechercher une harmonie entre l’interprétation et l’imagination du monde. Mettre en place une action culturelle publique cohérente consiste donc à associer l’éducation, nationale ou populaire, et l’action artistique dans cette tentative d’interprétation et d’imagination du monde, non pas en les inféodant l’une à l’autre mais en les harmonisant.

C’est l’un des grands enjeux auquel nous devons faire face. On ne peut rester ni sur le pur explicatif ni sur le pur imaginaire. C’est du moins ce que j’ai compris en passant de l’action artistique à l’action scientifique, qui ont représenté chacune la moitié de ma vie professionnelle. Dans un monde dont plus personne ne peut ignorer la complexité, pour éviter une implosion liée à la peur de cette complexité révélée, dans les quartiers comme partout ailleurs, il faut développer une action culturelle et éducative prenant en compte l’interprétation et la représentation imaginaire. Il faut passer à une nouvelle ontologie en aidant les deux pôles à se réconcilier, à se régénérer l’un l’autre. On a besoin des artistes et de l’éducation populaire pour des expériences de mise en scène et de mise en sens, sur des plans à long terme. Il faut, d’une certaine façon, avoir une action culturelle à visée éducative et une action éducative à visée culturelle. Et que toute deux œuvrent en partenariat, face à cette injustice sociale qui prive le plus grand nombre d’une authentique culture de découverte, alors que les industries culturelles les cantonnent dans une pratique culturelle de rabâchage des formes et des genres.

RS : Mais n’est-ce pas un peu utopique de considérer qu’il soit possible d’agir sur ces quartiers au travers de l’action culturelle, après toutes les expériences qui ont été tentées ?

AB : Les quartiers n’ont pas le choix. Ils ne peuvent se reposer sur aucun équilibre sociologique naturel. Ils se doivent de vivre en permanence des expériences et d’être dans une utopie transformatrice, pour avoir l’espoir que leur environnement se modifie un jour, que leur vie soit moins injuste. C’est pourquoi des formes culturelles innovantes émergent chaque jour dans les quartiers. On peut alors se raccrocher à quelque chose, aller au-devant des gens en leur montrant qu’ils ont des ressources. Mais pour cela, il faut, au sens propre, les animer et s’appuyer sur des protocoles de rencontre, des projets d’action culturelle, qui fassent appel à des événements et à des gens exceptionnels, des gens issus notamment du monde artistique, de la recherche, mais aussi de l’ensemble des secteurs socio professionnels innovants. Et plus nous avons affaire à des populations en difficulté, plus nous devons avoir des projets ambitieux. Par exemple, s’il s’agit de jeunes, il faut les amener à entrer dans un véritable questionnement, puis à organiser un parcours de rencontre confrontant ce questionnement à des lieux et des personnes représentatifs de cette culture de découverte. Leur permettre ensuite d’organiser une restitution devant un vrai public comme une tentative de franchissement d’un point de non-retour. À ce moment, une sortie pour un spectacle artistiquement exigeant trouve naturellement sa place et n’intervient plus comme une sorte d’Olympe de fin de parcours d’animation plus ou moins inatteignable. S’il s’agit par exemple de femmes immigrées parlant mal le Français ; Comment les amener à découvrir qu’elles peuvent s’exprimer avant de leur faire découvrir que des auteurs se sont déjà exprimés sur les mêmes sujets ? En fait, il faut aider les gens à aller vers la création ou la recherche avec curiosité, détruire leurs à priori. Qu’ils puissent devenir des individus mieux armés pour faire face à cette complexité inexorablement révélée et nécessairement un peu angoissante du monde.

Pour les acteurs culturels et éducatifs, cela signifie qu’il faut réfléchir à leurs pratiques, prendre du recul et, après avoir établi des postures communes, mettre en pratique une méthodologie complémentaire. Par exemple, savoir dimensionner l’ambition culturelle pour une « population défavorisée », c’est une posture. Bâtir un projet sur le questionnement, c’est une méthodologie. Ensuite, il faut modifier notre appréhension des partenariats, ne pas demander à l’une des parties d’être la supplétive de l’autre. Les actions doivent être conçues en commun et non pas sous-traitées à l’un des acteurs ni envisagées comme des prestations. Enfin, il faut que les collectivités s’emparent politiquement de l’enjeu et ne visent pas seulement à mettre en place de l’« occupationnel » porté par l’espoir d’une paix sociale. Parce que avant tout l’enjeu de tout ça est la démocratie, le « vivre ensemble » entre individus issus de plus en plus des quatre coins de la planète. Une démocratie qui ne soit pas uniquement délégataire ou uniquement participative, mais interactive entre les deux formes. Il s’agit finalement toujours de redonner une dimension politique à l’action culturelle.

1 La Fondation 93 est un Centre de culture scientifique technique et industrielle. Les CCSTI sont nés il y vingt-cinq ans dans le sillon des mouvements d’action culturelle et d’éducation populaire : leur mission est de faire découvrir la science et ses enjeux à tous les publics.

2 Colloque « La banlieue, une ressource », 4 décembre 2007, Paris.

3 C’est à l’issue de leur congrès fondateur organisé à Saint-Etienne les 14 et 15 mai 1960 que cinquante et une municipalités créent la Fédération nationale des centres culturels communaux (FNCCC), rebaptisée depuis FNCC ou Fédération nationales des collectivités pour la culture.

4 Léopold Figuères, né en 1918, a été l’un des dirigeants nationaux des Jeunesses communistes. Il a été également maire de Malakoff de 1965 à 1995.

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