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Pour une pédagogie de la laïcité

mardi 15 octobre 2013

Conférence de Abdennour Bidar, philosophe, chargé de mission sur la « Pédagogique de la laïcité » par le ministère de l’éducation nationale et le haut conseil à l’intégration, co-rédacteur de la Charte de la laïcité à l’école. En partenariat avec la Ligue de l’enseignement de la Vienne.

Document

Interview de Abdennour Bidar dans « Les idées en mouvement » (n° 211 • AOÛT-SEPTEMBRE 2013) , le mensuel de la ligue de l’enseignement.

Abdennour Bidar est professeur de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles. Membre du comité de rédaction de la revue « Esprit », producteur et animateur de l’émission « Cause commune, tu m’intéresses» sur France Inter, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les identités française et musulmane. En juin dernier, il participait à une table ronde sur les défis de la société créative et de la société interculturelle, organisée dans le cadre du congrès de la Ligue de l’enseignement.

Les Idées en mouvement :
Vous avez vécu un parcours singulier que vous relatez notamment dans Self islam: Histoire d’un islam personnel (Seuil).
Comment définiriez-vous aujourd’hui votre identité?
Abdennour Bidar : Self islam est un livre de « philosophie à la première personne ». Contrairement à mes autres essais, qui eux sont théoriques, je montre ici comment une pensée naît sur « l’humus» ou la terre d’un parcours, d’un enracinement humain et culturel. Mon identité est plurielle, mais elle est surtout personnelle. Plurielle parce que j’ai été éduqué simultanément dans la foi musulmane et à l’école de la République, dans la pratique de l’islam et la culture française. C’est ma mère, catholique convertie à l’islam, qui m’a transmis une éducation islamique, mais nourrie en même temps de son ouverture aux mystiques chrétiens, hindous, taoïstes … Et quand je suis entré à l’ENS de Fontenay/ Saint-Cloud en 1990 ,je suis entré en même temps dans une confrérie soufie, c’est-à-dire dans une « voie initiatique» musulmane dont le maître spirituel est au MaTOc.
Tout cela, additionné à ma formation de philosophe {< occidental », agrégé et docteur nourri de Nietzsche et Heidegger, a été très difficile à intégrer dans une identité cohérente. J’ai eu du mal à faire la somme !
L’islam aujourd’hui n’est plus pour moi qu’une des voies d’approche de cette profondeur d’accès au coeur de soi-même, au même titre que toutes les autres sagesses du monde, qu’elles soient religieuses ou non.

Votre conception de l’islam est audacieuse. Comment est-elle comprise par les musulmans en général ?
De façon très diverse. Certains m’excommunient, me traitent même d’islamophobe parfois, ce qui est un comble pour quelqu’un qui passe sa vie  littéralement – à essayer de trouver la forme que peut prendre aujourd’hui la vie spirituelle de l’homme, sur la base de nos héritages religieux en particulier, et humanistes en général !
Mais bon, de toute façon, c’est le lot des philosophes et des mystiques que d’avoir des problèmes avec l’orthodoxie religieuse … D’autres cependant me disent que je mets des mots sur ce qu’ils ressentent sans l’exprimer ou sans oser le faire. Ils se reconnaissent dans mes propositions parce qu’ils ont fait le même chemin de vie et parfois de réflexion : eux aussi vivent et revendiquent un rapport libéré à l’islam, c’est-à-dire un rapport dans lequel la culture religieuse ne passe pas par la soumission à une charia (loi religieuse), mais par le choix libre de leur vie spirituelle, émancipé du poids des traditions ou de la pression communautaire.
Ces musulmans veulent décider par eux-mêmes de prier ou pas, de faire le Ramadan ou pas, de boire du vin ou pas. Il faut qu’ils deviennent majoritaires.
Dans l’islam, les dogmes, les rites, la morale, la coutume, bref tout ce qui vient de la tradition et qui a été sacralisé demande aujourd’hui à être remis au choix et à la responsabilité de chaque conscience personnelle. Les musulmans qui en sont convaincus veulent aussi que, sans réserve aucune, l’islam comme  religion et comme civilisation reconnaisse les principes des Droits de l’homme, notamment l’égalité des sexes, le droit de changer de religion ou le droit de ne pas en avoir. Ils veulent aussi qu’enfin l’islam fasse preuve d’un peu d’intelligence d’adaptation et d’intelligence évolutive: ici en France, par exemple, qu’il fasse preuve de discrétion, tienne compte du contexte social et culturel, et en finisse avec l’agressivité bruyante et sans nuances de certaines revendications, et avec l’exhibitionnisme de la burqa … Quelle impudeur morale et spirituelle que d’afficher ainsi dans l’espace public sa conviction religieuse intime, me semble-t-il ! Lislam aujourd’hui est en déficit tragique d’intelligence, d’éducation spirituelle, de regard critique et créatif sur lui-même!
Combien de musulmans tiennent leur éducation religieuse de base pour l’alpha et l’oméga de toute vie spirituelle ! Ceux-là ne savent que répéter et répéter encore les mêmes convictions archaïques sur les  » cinq piliers » (témoignage de foi, cinq prières quotidiennes, jeûne du mois de Ramadan, pèlerinage à la Mecque, devoir de l’aumône aux pauvres … musulmans) et les mêmes platitudes éculées sur la religion et la morale : « ce que dit le Coran » (alors que tout est question d’interprétation), la place  des femmes, les comportements « halaI» ou « haram » (c’est-à-dire permis ou interdits) … Dans mes livres, j’essaie inlassablement de montrer que l’islam a encore des trésors de sagesse inexploités, et de les révéler à la lumière du temps présent et des grandes questions politiques et philosophiques qui sollicitent aujourd’hui notre civilisation humaine tout entière, à un moment clé de son évolution. Mais là encore, combien de personnes lisent de la philosophie ? Et combien de croyants comprennent que la foi doit aller de pair avec la pensée ?

Vous êtes l’auteur du rapport sur la pédagogie de la laïcité, réalisé pour le haut  Conseil à l’intégration et le ministère de l’éducation nationale. Avez-vous une définition de la laïcité ?
Oui, heureusement! C’est le principe de séparation des Églises et de l’État qui réalise une double émancipation : du pouvoir politique vis-à-vis de la tutelle religieuse et inversement. C’est la condition politique de réalisation du projet humaniste des Lumières : donner à l’Homme les moyens, comme le disait Emmanuel Kant, d’oser penser par lui-même. Car on ne peut pas penser par soi-même dans un État qui promeut une croyance religieuse, ou qui professe l’athéisme ! La laïcité est donc le principe politique qui rend possible la liberté de conscience, de pensée et d’expression.
Elle le fait, qui plus est, dans un souci de conciliation qui me semble caractéristique de ce qu’elle est: l’équilibre entre le maximum de liberté d’expression pour chacun et le maximum de liberté d’expression pour tous.
La laïcité me rend libre de m’exprimer, d’exprimer mon identité, ma culture, ma différence, à condition que je respecte la même liberté pour autrui : les règles laïques, les lois laïques ne fixent une limite à la liberté de chacun que dans la mesure où celle-ci risquerait de nuire à la liberté d’autrui, d’empiéter sur elle. La laïcité réalise donc une quadrature du cercle : elle nous permet à la fois de dire oui à l’expression des différences, mais oui aussi aux limites de l’expression de ces différences pour que la vie commune reste possible, et oui enfin au dépassement de ces différences dans le partage des valeurs de la République et d’un intérêt général. Il est essentiel aujourd’hui que nous réussissions à développer cette « pédagogie de la laïcité » que j’esquisse ici, pour expliquer qu’elle est un principe rassembleur, fédérateur, au service et au bénéfice de tous. Il est urgent d’expliquer aussi qu’elle ne stigmatise personne, ni les musulmans ni les autres. Il est urgent de l’arracher des mains de ceux qui voudraient justement – je pense à l’extrême droite – en faire un instrument d’exclusion des musulmans. Il est urgent également que les musulmans dans leur majorité comprennent, eux aussi, la valeur de cette laïcité, et qu’ils cessent de crier à la stigmatisation dès son évocation …

• Propos recueillis par Charles Conte

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